Wednesday, July 20, 2011

Idée fixe

Qu'un pauvre fou dans son cabanon se nourrisse de l'illusion qu'il est Dieu le Père, l'empereur du Japon, le Saint-Esprit, ou qu'un brave bourgeois s'imagine qu'il est appelé par sa destinée à être bon chrétien, fidèle protestant, citoyen loyal, homme vertueux — c'est identiquement la même « idée fixe ». Celui qui ne s'est jamais risqué à n'être ni bon chrétien, ni fidèle protestant, ni homme vertueux, est enfermé et enchaîné dans la foi, la vertu, etc. C'est ainsi que les scolastiques ne philosophaient que dans les limites de la foi de l'Église, et que le pape Benoît XIV écrivit de volumineux bouquins dans les limites de la superstition papiste, sans que le moindre doute effleurât leur croyance ; c'est ainsi que les écrivains entassent in-folio sur in-folio traitant de l'État, sans jamais mettre en question l'idée fixe d'État elle-même ; c'est ainsi que nos gazettes regorgent de politique parce qu'elles sont infectées de cette illusion que l'homme est fait pour être un zoon politicon. Et les sujets végètent dans leur servitude, les gens vertueux dans la vertu, les Libéraux dans les éternels principes de 89, sans jamais porter dans leur idée fixe le scalpel de la critique. Ces idoles restent inébranlables sur leurs larges pieds comme les manies d'un fou, et celui qui les met en doute joue avec les vases de l'autel ! Redisons-le encore : une idée fixe, voilà ce qu'est le vrai sacro-saint !

Max Stirner, L'Unique et sa propriété

Monday, July 18, 2011

Ce larcin s’appelle plagiat

Quand un auteur vend les pensées d’un autre pour les siennes, ce larcin s’appelle plagiat. On pourrait appeler plagiaires tous les compilateurs, tous les faiseurs de dictionnaires, qui ne font que répéter à tort et à travers les opinions, les erreurs, les impostures, les vérités déjà imprimées dans des dictionnaires précédents ; mais ce sont du moins des plagiaires de bonne foi, ils ne s’arrogent point le mérite de l’invention. Ils ne prétendent pas même à celui d’avoir déterré chez les anciens les matériaux qu’ils ont assemblés ; ils n’ont fait que copier les laborieux compilateurs du XVIème siècle. Ils vous vendent en in-quarto ce que vous aviez déjà en in-folio. Appelez-les, si vous voulez, libraires, et non pas auteurs. Rangez-les plutôt dans la classe des fripiers que dans celle des plagiaires.
Le véritable plagiat est de donner pour vôtres les ouvrages d’autrui, de coudre dans vos rapsodies de longs passages d’un bon livre avec quelques petits changements. Mais le lecteur éclairé, voyant ce morceau de drap d’or sur un habit de bure, reconnaît bientôt le voleur maladroit.

Voltaire, Dictionnaire philosophique

Wednesday, July 13, 2011

L'homme n'est que déguisement

Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent ; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son coeur.

Blaise Pascal, Pensées

Notre conscience témoigne de notre liberté

Notre conscience nous avertit […] que nous sommes des êtres libres. Avant d'accomplir une action, quelle qu'elle soit, nous nous disons que nous pourrions nous en abstenir. Nous concevons […] divers motifs et par conséquent diverses actions possibles, et après avoir agi,nous nous disons encore que, si nous avions voulu, nous aurions pu autrement faire. Sinon, comment s'expliquerait le regret d'une action accomplie ? Regrette-t-on ce qui ne pouvait pas être autrement qu'il n'a été ? Ne nous disons-nous pas quelquefois : « Si j'avais su, j'aurais autrement agi ; j'ai eu tort. » On ne s'attaque ainsi rétrospectivement qu'à des actes contingents ou qui paraissent l'être. Le remords ne s'expliquerait pas plus que le regret si nous n'étions pas libres ; car comment éprouver de la douleur pour une action accomplie et qui ne pouvait pas ne pas s'accomplir ? – Donc, un fait est indiscutable, c'est que notre conscience témoigne de notre liberté.

Henri Bergson

Sunday, July 10, 2011

Un miroir sans éclat

Quand l’homme cherchant le vide de la pensée, s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien.

Jacques Lacan, Ecrits

Saturday, July 9, 2011

La pensée-minute

À la limite, un livre vaut moins que l’article de journal qu’on fait sur lui ou l’interview à laquelle il donne lieu. Les intellectuels et les écrivains, même les artistes, sont donc conviés à devenir journalistes s’ils veulent se conformer aux normes. C’est un nouveau type de pensée, la pensée-interview, la pensée-entretien, la pensée-minute. On imagine un livre qui porterait sur un article de journal, et non plus l’inverse. Les rapports de force ont tout à fait changé, entre journalistes et intellectuels. Tout a commencé avec la télé, et les numéros de dressage que les interviewers ont fait subir aux intellectuels consentants.

Gilles Deleuze, À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, supplément au n°24, mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit

Le voyage n’existe absolument plus

La vitesse d’un cheval, d’un train, d’un bateau, sert avant tout à se déplacer rapidement d’un lieu à un autre. Le pouvoir politique sera lié à cette capacité de déplacer hommes, messagers ou soldats. Dans un second temps, technologies de communication feront en sorte que la vitesse servira à voir et à entendre ce que l’on ne devrait ni voir ni entendre. Les signaux à distance, le télégraphe, et puis le cinéma ultrarapide, à un million d’images-seconde, qui permettra de voir des choses que personne n’avait jamais vues, ou encore la haute-fidélité qui permettra d’entendre des sons jamais écoutés avec les moyens de reproduction précédents... Pour commencer, si nous considérons le déplacement, c’est-à-dire la vitesse qui permet de se déplacer, nous obtenons un triptyque : le départ, le voyage et l’arrivée. Le départ est un moment important : on décide de se rendre dans un lieu, on se met en route. Le voyage est tout aussi important, il peut durer longtemps, comme ce fut le cas des voyages des pèlerins, de Marco Polo, ou des voyages de l’homme du XVIIIe siècle... L’arrivée est un événement considérable en soi. L’arrivée après trois mois de chemin à pied, ou après un an de circumnavigation est un événement. Trois termes : le départ, le voyage, l’arrivée. Mais très vite, avec la révolution des transports, il n’y aura plus que deux termes et demi : on partira encore mais le voyage ne sera plus qu’une sorte d’inertie, d’intermède entre chez soi et sa destination. A partir de l’invention du train, par exemple, le voyage perdra sa capacité de découverte du monde pour devenir une sorte de moment à passer dans l’attente d’arriver à destination. Avec la révolution des transports aéronautiques, on s’apercevra que le départ et l’arrivée continuent à exister mais que le voyage n’existe absolument plus. La démonstration est donnée par le fait que l’on dort dans le train et dans l’avion et que sur les lignes aériennes de longue distance, on projette des films pour remplir cet intermède. D’une certaine manière donc, un des termes a disparu depuis la révolution des transports, et c’est le voyage.

Paul Virilio, Dromologie : logique de la course

Le supplément au voyage

C'est sans doute cela que, en dernier lieu, il faut lire dans le supplément au voyage de l'ethnographe : un tribut payé par lui pour cette violence d'avoir voulu constituer d'autres hommes en objets ; une inscription qui, au cœur même de la culture dont il est issu, est un rappel et un aveu ; un témoignage des contradictions que cette culture porte en elle et que, faute de pouvoir les résoudre, ceux qu'elle avait constitués comme ses autres auront au moins contribué à révéler.

Vincent Debaene, L'adieu au voyage

Thursday, July 7, 2011

Voyage au bout de la nuit

Le seul écrivain qui n’exerce aucune espèce de séduction sur les Américains, qui n’offre aucune prise au charcutage de nos critiques marxistes, freudiens, féministes, déconstructionnistes ou structuralistes, qui ne propose à nos jeunes gens ni pose, ni sentimentalité, ni soporifiques, est justement celui qui a le mieux exprimé la façon dont la vie se présente à un homme prêt à s’interroger courageusement sur ce que nous croyons et ce que nous ne croyons pas : Louis-Ferdinand Céline. C’est un artiste beaucoup plus doué et un observateur beaucoup plus perspicace que Thomas Mann ou Albert Camus, pourtant bien plus célèbres que lui. Robinson, l’homme qu’admire Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, est un égoïste, un menteur, un truqueur et un tueur à gages. Alors pourquoi l’admire-t-il ? En partie pour son honnêteté, mais surtout parce qu’il préfère se laisser tuer par sa maîtresse que de lui dire qu’il l’aime. Il croyait en quelque chose, ce dont Bardamu est incapable. Les étudiants américains sont rebutés et horrifiés par ce roman ; ils s’en détournent avec dégoût. Mais si on pouvait le leur ingurgiter de force, cela pourrait les inciter à reconsidérer bien des choses, à admettre qu’il serait urgent de repenser leurs prémisses, à expliciter leur nihilisme implicite et à l’examiner sérieusement. Si je cherche une image de notre condition intellectuelle actuelle, je ne puis m’empêcher d’évoquer les bandes d’actualités cinématographiques qui nous ont montré les Français s’éclaboussant joyeusement sur une plage, lors des premiers congés payés décrétés par le gouvernement de Front populaire de Léon Blum. Cela se passait en 1936, l’année où l’on a laissé Hitler réoccuper la Rhénanie. Tous nos grands thèmes se trouvent évoqués dans l’image de ces congés payés.

Allan Bloom, L’Âme désarmée

Le hasard

Le hasard a un si grand rôle dans toutes les choses humaines, que lorsque nous cherchons à obvier par des sacrifices immédiats à quelque danger qui nous menace de loin, celui-ci disparaît souvent par un tour imprévu que prennent les événements, et non seulement les sacrifices faits restent perdus, mais le changement qu'ils ont amené devient lui-même désavantageux en présence du nouvel état des choses. Aussi avec nos mesures ne devons-nous pas pénétrer trop avant dans l'avenir; il faut compter aussi sur les hasard et affronter hardiment plus d'un danger, en se fondant sur l'espoir de le voir s'éloigner, comme tant de sombres nuées d'orage.

Arthur Schopenhauer