Friday, February 24, 2012

L'amitié et le système du don

En ce qui concerne l’amitié comme vertu sociale ou même fondement du lien communautaire, un éclairage nouveau a été apporté par les problématiques sociologiques d’un Durkheim, relayées par celles de Mauss notamment. En effet les analyses philosophiques traditionnelles, essentiellement axées sur la morale, partent d'une relation canonique moi-autrui qui, une fois généralisée, fournit un modèle idéologique de socialité par référence au concept vague d’amitié, à peine distinct d'ailleurs de celui de fraternité. Or en tant que valeur, cette amitié semble toujours avoir été perdue et oubliée, sans correspondre à une réalité effective. Tandis que la perspective non individualiste de Mauss, en se fondant sur la seule réalité sociale des échanges, établit le don comme vecteur permettant de valoriser différentiellement la place des individus et impliquant autrui au niveau de chaque action individuelle. Tout acte étant causé par un don, répondant à un don, constitue par lui-même un don spécifique. Le système de l'échange de cadeaux induit une consistance sociale reposant exclusivement sur les relations inter-individuelles, sacralisées sans doute, hiérarchiques peut-être (dans la mesure où le donateur s'arroge un pouvoir et une supériorité indéniables, fondés sur le prestige), mais non féodales.

En-deçà de la dualité du bien et du mal, de la vertu et du vice, de la générosité et du calcul, le don est avant tout une pro-vocation, une marque d'amitié (parfois d'inimitié) que l'on n’a pas demandée ni choisie, et à laquelle il y a pourtant obligation de répondre. Par sa signification profonde, le don est avant tout possession. Il ne symbolise ou ne représente pas une disposition subjective ; à l'état brut il est simplement présence du donateur, transfert d'une force ou d'une qualité dans la sphère privée du bénéficiaire, qui « poursuivra » celui-ci jusqu'à ce qu'il puisse rendre au moins l'équivalent. Tant que les échanges de cadeaux ont lieu, même s'ils sont gros d’une inimitié secrète et du désir de dominer, une paix relative règne ; la socialité ne s'est pas coupée de la communauté profonde des biens, qui est participation intime à la vie de l'autre, invitation. Le don ne consiste qu'en cela : s'inviter chez autrui. L'on vit en paix en communauté tant qu'on ne laisse pas trop le voisin vivre en paix, en l'obligeant à se préoccuper de nous, de notre présence incontournable, et tant qu'on ne jouit pas trop en paix, égoïstement, de nos propres biens.

Sans doute ce système d’échange dissimule-t-il une peur sous-jacente, un refoulé fondamental qui serait pour chacun le don impossible à compenser : le don en tant qu'échange amical protègerait du don d'amour absolu qu'on ne pourrait jamais rendre. D’une certaine façon, tout cadeau anticipe ce don impossible et mortel ; c’est pourquoi derrière tout cadeau se réalise un don d’amitié, comme une sauvegarde vitale. Autre façon d’exprimer l’interdit de l’inceste, de la jouissance absolue de soi ou de l’autre. L’amitié se définit comme un don parce qu’elle-même peut et surtout doit être donnée, comme un commandement doit être donné et comme la Loi doit être dite.

Didier Moulinier

Sunday, February 19, 2012

L'image photographique comme trace

C'est l'existence du « fantasme dépressif » qui définit la différence essentielle entre « trace » et « empreinte » et qui institue l'image photographique comme trace. L'empreinte n'est que l'attestation d'un passage. Elle ne résulte pas du désir d'inscription, mais seulement de la mise en contact fortuite d'un objet avec une surface réceptrice. Au contraire, la trace atteste le désir qu'a eu celui qui l'a laissée de réaliser une « inscription ». Ce désir est celui de rester éternellement présent dans l'objet sur le modèle de ce qu'on ressent — ou de ce qu'on a ressenti — de la présence de l'objet en soi. L'émotion amoureuse, par le sentiment très vif d'être marqué à vie par la présence de l'objet en soi, est un puissant moteur à la fabrication de traces : coeurs entrelacés sur le tronc des arbres, poèmes et dessins de l'amoureux en témoignent. Toute émotion esthétique fonctionne de la même façon en induisant le désir d'inscrire dans une trace définitive le lien intense qui a uni le sujet à l'objet de son émotion. Cette trace est destinée à attester que cette union a bien existé et à en immortaliser en quelque sorte le moment dans une forme matérielle. Celle-ci met donc en scène un fantasme d'inclusion réciproque : du sujet dans la trace (toute trace est une forme de signature) et de l'objet dans le sujet (c'est parce qu'un objet était présent dans le sujet, sous la forme d'une émotion, que le désir de trace est advenu). Toute trace atteste à la fois la possibilité pour le sujet de contenir l'objet de son émotion et le sentiment très vif d'être contenu dans l'objet qui a accompagné cette émotion.

Serge Tisseron, Le mystère de la chambre clairePhotographie et inconscient

Friday, February 3, 2012

Le mythe de la dignité

C’est maintenant (…) qu’exposant les tares d’un humanisme décidément incapable de fonder chez l’homme l’exercice de la vertu, la pensée de Rousseau peut nous aider à rejeter l’illusion dont nous sommes, hélas ! en mesure d’observer en nous-mêmes et sur nous-mêmes les funestes effets.
Car n’est-ce-pas le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine qui a fait essuyer à la nature elle-même une première mutilation, dont devrait inévitablement s’ensuivre d’autres mutilations ? On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant.
Et en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il refusait à l’autre, il ouvrait un cercle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion.

Claude Levi-Strauss, Anthropologie structurale, 1973