Monday, July 9, 2012

L’Idée d’un sens commun à tous

En fait, sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’Idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire un pouvoir de juger qui, dans sa réflexion, tient compte en pensée (a priori) du mode de représentation de tout autre, pour en quelque sorte comparer son jugement à la raison humaine tout entière et se défaire ainsi de l’illusion qui, procédant de conditions subjectives particulières aisément susceptibles d’être tenues pour objectives, exercerait une influence néfaste sur le jugement. C’est là ce qui s’accomplit quand on compare son jugement moins aux jugements réels des autres qu’à leurs jugements simplement possibles et que l’on se met à la place de tout autre en faisant simplement abstraction des limitations qui s’attachent de façon contingente à notre appréciation […].

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger

Aporie

Terme appartenant à la philosophie grecque de l’Antiquité ; c’est la transcription littérale de aporia , dont le sens propre est «impasse», «sans issue», «embarras». En philosophie, on peut lui donner un sens faible, comme le fait Aristote en insistant sur l'aspect de difficulté à résoudre, notamment lorsqu'il s'agit de la «mise en présence de deux opinions contraires et également raisonnées en réponse à une même question» (ce qu'on appellera plus tard «antinomie») ; et un sens fort, celui de Platon, pour qui il s'agit d'une difficulté qui exige un changement de registre dans la recherche ; les Modernes donnent à ce terme le sens encore plus fort de problème insoluble, d'obstacle insurmontable.
Il convient de noter que l’aporie n’est pas un argument ni un raisonnement, mais une situation où peut se trouver l’esprit au cours de sa recherche, situation qui peut, certes, être provoquée par la confrontation avec des arguments comme les paradoxes («La vertu est un savoir, mais elle ne s’enseigne pas»), les antinomies ou les sophismes.
C'est chez Platon que l'aporie a non seulement un sens précis mais une fonction déterminée. Le plus souvent, dans les dialogues, l'interlocuteur de Socrate a jugé facile de répondre à la demande de définition de ce dernier ; mais, après l'exploration infructueuse de plusieurs voies, et notamment après l'exhibition d'exemples concrets qui se révèlent mutuellement contradictoires, il perd courage et avoue son désarroi. Ainsi Euthyphron, dans le dialogue qui porte son nom, croyait pouvoir définir facilement ce qu'est la piété : lui-même est si pieux ! Et voici que, devant l'interrogation de Socrate (Le pieux est-il ce qui plaît aux dieux, ou bien ce qui plaît aux dieux leur plaît-il parce que c'est pieux ?), il bredouille : «Socrate, je ne sais plus comment t'exprimer ma pensée. Chacune de nos hypothèses tourne pour ainsi dire en rond et ne veut jamais rester à la place où nous l'avons établie.» De même Lysis cherchant ce qu'est l'amitié : «Je suis moi-même réellement pris de vertige devant l'embarras du raisonnement.» Il s'agit là d'une étape essentielle du dialogue platonicien : au terme d'une recherche partielle, cette détresse initiale indique, selon les termes de V. Goldschmidt (Les Dialogues de Platon , Paris, 1947), la nécessité de quitter le domaine de l'image pour aller vers l'essence, de renoncer au pittoresque à la fois chatoyant et rassurant du concret et du multiple pour aller vers l'unification de l'essence. Mais à l'aporie initiale succède la plupart du temps l'aporie finale, l'échec de l'entreprise de définition des valeurs : ainsi les dialogues dont le but est une définition sont tous aporétiques (Grand Hippias, Lysis, Lachès, Euthyphron, Ménon, Théétète ).
C’est en considérant l’aporie finale que P. Ricœur confère une portée philosophique élargie à cette «structure d’échec» (Platon et Aristote ) ; la forme aporétique d'un dialogue comme le Théétète «semble indiquer que la science, c'est ce qui manque aux connaissances humaines parcourues dans ce dialogue», et que, si «la chasse aux essences ne semble pas réussir», c'est peut-être que, contrairement à l'opinion traditionnellement accréditée, l'essence platonicienne n'est pas si éloignée de la position kantienne de l'inconditionné, «posé par la raison pour limiter les prétentions de la sensibilité.» L'Un du Philèbe , comme le Bien de la République , est, certes, le terme de la dialectique ascendante ; c'est lui qui confère aux idées l'essence et l'existence, qui a le pouvoir de rendre connaissant le sujet et connus les êtres, mais il est lui-même le véritable inconnaissable, le déterminant indéterminable.
À partir de là, on parle parfois d’un style aporétique en philosophie, qui consiste à inventorier les impasses liées à la position d’un problème, à faire converger les recherches vers un constat d’échec, parfois avec le secret espoir d’en tirer des ressources analogues à celles fournies par la théologie dite «négative». Plus profondément encore, on fera de l’aporie le symbole d’une situation existentielle fondamentale faite de manque et de désarroi. À moins de suivre avec Heidegger les «chemins qui ne mènent nulle part» parce qu'ils ont rejoint dans l'épaisseur des forêts la densité de l'être... Toujours est-il que le terme d'aporie n'est pas passé dans la langue commune, qui se contente de son décalque littéral : l'impasse.

Françoise Armengaud est normalienne, agrégée et docteur en philosophie. Elle a enseigné la philosophie du langage et l'esthétique à l'Université de Paris X. Ses recherches portent sur la littérature, la relation du texte à l'image, les représentations de l'animalité dans la culture et les relations des humains aux animaux