Thursday, September 20, 2012

La patrie de l’homme

Que l’accès aux sources puisse être ouvert par nos représentants, nos médiateurs — il y a là un grand espoir, entre d’autres. Lorsqu’un véritable contact avec l’être s’établit en un seul point, les conséquences en sont toujours importantes. L’histoire, et même la simple possibilité de fixer des dates dans le temps, repose sur de tels événements. On y voit l’homme investi du pouvoir créateur des origines, qui devient visible dans le temporel.
Le langage ne le révèle pas moins. Il est parmi les biens propres, la nature, l’héritage, la patrie de l’homme, qui lui revient de droit, sans qu’il en connaisse l’opulence ni la plénitude. Le langage n’est pas uniquement semblable à un jardin dont les fleurs et les fruits réjouissent l’héritier jusqu’à ses dernières années ; c’est aussi l’une des grandes formes de toute richesse. De même que la lumière rend le monde et sa figure visible, la langue le rend intelligible en son être profond, et offre une clé indispensable de ses trésors et de ses mystères. La loi et la souveraineté des empires visibles, voire invisibles, commencent avec l’expression. Le Verbe est matière de l’esprit, et sert ainsi à l’édification des ponts les plus audacieux ; il est, en même temps, le plus haut instrument du pouvoir. Toutes les prises de possession, dans le concret et dans l’imaginaire, tous les bâtiments et toutes les routes, tous les heurts et tous les traités suivent des révélations, des délibérations, des conjonctions du Verbe et du langage, et suivent le poème. On pourrait même dire qu’il existe deux sortes d’histoire, l’une dans le monde des objets, l’autre dans celui du langage ; et celle-ci contient, avec des vues plus hautes, des vertus plus efficaces. La bassesse, elle aussi, est contrainte de se ranimer sans cesse au contact de cette vertu, lors même qu’elle va se jeter dans l’acte de violence. Mais les souffrances passent et se subliment dans le poème.
C’est une erreur ancienne que de croire prévisible à l’état du langage l’épiphanie du poète. La langue peut se trouver en pleine décadence, et un poète peut en surgir comme le lion vient du désert. Une haute floraison peut n’être que vaine promesse de fruits.
La langue ne vit pas de ses lois propres ; sinon, les grammairiens régiraient le monde. Dans l’abîme des origines, le Verbe n’est plus forme ni clé. Il devient identique à l’être. II devient pouvoir créateur. Telle est sa vertu infinie, qui ne se monnaie pas. Car il ne saurait y avoir ici que des approximations. Le langage se tisse autour du silence, comme l’oasis s’ordonne autour d’une source. Et le poème confirme que l’homme a découvert l’entrée des jardins intemporels. Acte dont vit ensuite le temps.
Jusqu’en des siècles où la déchéance du langage en fait l’instrument des techniciens et des bureaucrates, lors même qu’il tente, pour se donner un faux air de fraîcheur, d’emprunter des termes à l’argot, il demeure inaltéré, quant à son immuable efficace. Le gris, la poussière n’apparaissent qu’à sa surface. II suffit de creuser plus avant pour atteindre, dans chaque désert, la strate d’où le flot jaillit. Et s’élève, avec ces eaux, une fécondité nouvelle.

Ernst Jünger, Le traité du rebelle ou le recours aux forêts, 1951

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